De Jovenel Moïse au Conseil Présidentiel : rupture promise, système “peze souse” prolongé

- Opinion - May 10, 2025



Il y a des matins où j’ouvre les yeux avec une fatigue qui ne vient pas du corps, mais de l’âme. Une lassitude profonde, que ni le café, ni les promesses politiques, ni les illusions qu’on nous sert ne peuvent apaiser. C’est une fatigue qui vient de loin, d’une accumulation de désillusions, de rêves piétinés, d’espoirs que l’histoire n’a cessé de trahir.

Pauvre moi qui, après tant d’années de chaos, ai osé croire que cette fois serait différente. Que la mort de Jovenel Moïse, aussi brutale, absurde, tragique soit-elle, allait peut-être ouvrir une brèche dans notre conscience nationale. Que cet événement inouï "un président exécuté chez lui, en pleine nuit, au sommet de l’État" allait nous forcer à nous arrêter, à regarder en face notre effondrement collectif.

Mais rien. Pas de sursaut. Pas de silence pour réfléchir. Pas de temps pour panser. Juste un ballet de rumeurs, d’alliances secrètes, de promesses creuses. Juste une lutte pour le pouvoir, encore. Toujours.

Et au milieu de tout cela, est apparu Ariel Henry. Un nom que peu de gens connaissaient vraiment. Un homme qui, soudainement, est devenu Premier ministre par la volonté d’un tweet international et le vide laissé par une scène politique désorganisée. Pas élu, pas choisi par le peuple, pas mandaté par l’histoire. Il s’est installé au sommet de l’État comme on occupe un siège vide. Et nous ? Nous avons regardé. Certains ont haussé les épaules. Certains en on profité pour se faire une santé économique. D’autres ont gardé espoir. Mais moi, je savais déjà !

Je savais qu’on entrait dans une nouvelle période d’attente. D’errance. De gestion sans âme.

Pendant presque trois ans, Ariel Henry a gouverné. Si on peut appeler ça gouverner. Il a survécu, plutôt. Navigué à vue. Éteint des incendies ici et là, sans jamais affronter l’incendie principal : l’effondrement total de l’État haïtien. Il n’a pas réformé. Il n’a pas consulté. Il n’a pas uni. Il s’est accroché. Et pendant ce temps, les gangs se sont renforcés, les citoyens ont fui, quartier par quartier, zones par zones, les enfants ont quitté l’école, les familles ont sombré. Haïti est devenue un champ de ruines administré par le vide.

Et quand il est finalement parti, ce n’était pas par reconnaissance de son échec. C’était sous la pression. Sous la menace. Parce qu’il n’y avait plus d’autre choix.

Et alors, comme une pièce qu’on rejoue avec des décors légèrement différents, est arrivé le Conseil Présidentiel de Transition. Neuf personnes censées représenter le pays, le peuple, les intérêts collectifs. Neuf figures tirées d’accords opaques, de négociations à huis clos, d’un jeu de chaises musicales où, une fois de plus, le peuple est spectateur et non acteur.

On nous dit que ce Conseil va rétablir l’ordre, organiser des élections, redonner confiance. Mais qui peut encore y croire ? Qui peut vraiment croire qu’un groupe désigné sans consultation populaire, sans légitimité directe, sans vision claire, va tout à coup transformer ce pays malade ? Ce n’est pas de représentations symboliques dont on a besoin, mais d’un choc de vérité, d’un réveil collectif, d’un changement de cap radical.

Et moi, là-dedans ? Je suis fatigué. Éreinté. Mais je continue de penser. Je continue d’écrire. Parce qu’au fond, je ne sais plus faire autre chose.

Moi, j’avais rêvé d’une autre transition. Pas une transition par défaut, pas une transition par calcul, mais une transition de conscience. Une transition qui commence par une pause. Un vrai silence. Un moment de retour à soi. J’imaginais une assemblée citoyenne, réunissant l’intelligence du pays, celle des campagnes, celle des universités, celle de la diaspora, celle des rues. Pas des gens qui veulent diriger, mais des gens qui veulent reconstruire.

Je rêvais d’une transition structurante, pas décorative. Avec des réformes concrètes : une nouvelle Constitution, repensée avec et pour le peuple ; un plan d’investissement massif dans l’éducation, dans l’agriculture, dans la santé publique. Un nettoyage des institutions. Un audit moral, politique, financier. Pas pour punir, mais pour comprendre, pour apprendre, pour ne plus recommencer.

Mais ce rêve-là, personne ne l’a entendu. Ou peut-être qu’il dérangeait trop. Parce qu’il exigeait qu’on lâche le pouvoir. Qu’on sorte de la logique des postes et des privilèges. Qu’on serve, enfin. Pas qu’on se serve.

Aujourd’hui, on nous parle encore de transition. On nous promet encore des élections. On nous sert encore les mêmes mots. Mais il n’y a plus de chair sous ces mots. Il n’y a plus de souffle. Juste une répétition tragique.

Et moi, encore une fois, je regarde, et je me dis : Pauvre moi. Pauvre nous. Pauvre Haïti.

Je ne suis pas fâché, non. Pas comme avant. Je suis blessé. Blasé. Fatigué d’avoir espéré trop souvent, trop fort. Fatigué d’avoir cru qu’un jour, ce pays allait cesser de manger ses enfants, de briser ses bâtisseurs, de rejeter ses visionnaires.

Soyons clairs : la solution ne viendra pas d’un Conseil, ni d’un compromis entre groupes politiques discrédités. Le chambardement ne viendra pas d’un énième appel au dialogue sans colonne vertébrale. Il viendra d’un sursaut national, d’un cri venu d’en bas, d’une volonté populaire de reprendre la parole. Une volonté qui dépasse les clans, les ambitions personnelles, les intérêts mesquins.

La vraie transition, celle que nous attendons depuis 1986, ne sera pas une simple alternance de noms. Elle devra être une remise en cause radicale de nos institutions, de nos élites, de nos habitudes politiques.

Mais pour cela, il faudra d’abord qu’on arrête de faire semblant.

Et en attendant ce jour, je continue d’écrire. Non pas parce que je crois encore aux miracles, mais parce que je refuse de me taire. Parce que le silence, dans un pays qui s’effondre, est une complicité.

Laurent John Brown Zacharie