Haïti : Élections au bord du gouffre – quand l’exigence démocratique se heurte au chaos du réel
Depuis l’assassinat brutal du 58ᵉ président d’Haïti, Jovenel Moïse, le pays s’enfonce dans une crise d’une nature inédite. Contrairement aux turbulences politiques chroniques qui ont jalonné son histoire récente, Haïti affronte désormais un effondrement simultané : effondrement institutionnel, effondrement sécuritaire et effondrement social. Le pays ne se contente plus d’être instable ; il est devenu ingouvernable.
Les fondations mêmes du système démocratique – Parlement, Cour constitutionnelle, élections régulières, légitimité politique – se sont évaporées.
Dans cette atmosphère de vide institutionnel, la communauté nationale et internationale a tenté d’improviser un mécanisme inédit : le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), officiellement installé le 25 avril 2024. Composé de sept conseillers et de deux observateurs, ce dispositif hybride avait pour ambition de remettre l’État sur ses rails, de juguler la violence et de ramener le pays vers des élections libres.
La feuille de route était claire : diriger l’État, restaurer la sécurité, rebâtir les institutions, apaiser la crise humanitaire, relancer le dialogue national et préparer des élections crédibles.
Un an après : le contraste brutal entre la promesse et la réalité
Douze mois plus tard, le constat frappe par sa dureté : la crise non seulement persiste, mais s’aggrave.
Au cœur de la zone métropolitaine, près de 85 % du territoire serait sous contrôle des gangs. L’Artibonite, jadis grenier agricole du pays, est morcelé entre groupes armés. Le Centre, à son tour, vacille. La Police Nationale, épuisée, peine à contenir l’expansion criminelle malgré le soutien — encore timide — des partenaires internationaux.
Dans ce contexte de fragmentation territoriale, comment parler d’élections ?
Comment envisager un scrutin « crédible, inclusif et transparent » dans un pays où se rendre au travail relève déjà de la survie quotidienne ?
Pourtant, la pression internationale se fait de plus en plus insistante : il faut aller aux urnes. Les bailleurs l’exigent, les chancelleries l’attendent, et le Conseil Électoral Provisoire (CEP) a même publié un décret électoral, signe d’un processus qui avance à cheval mais brumeux.
Le paradoxe haïtien : organiser des élections sans État
C’est ici que se révèle l’un des plus grands paradoxes de l’histoire politique contemporaine d’Haïti :
on veut organiser des élections alors que les conditions élémentaires de la vie républicaine ne sont plus réunies.
Car une élection ne se réduit pas à un acte administratif.
Elle suppose :
• un territoire contrôlé par l’État,
• la liberté de circulation des électeurs,
• des bureaux sécurisés,
• des institutions stables,
• une confiance minimale entre gouvernants et gouvernés.
Or aujourd’hui, les gangs tiennent les routes, les armes dictent la loi, et l’État lui-même ne contrôle ni l’espace ni le temps politique.
Entre urgence d’État et pression internationale
Le CPT se retrouve ainsi pris dans un étau :
• d’un côté, l’urgence vitale de restaurer l’autorité de l’État ;
• de l’autre, la cadence imposée par la communauté internationale, convaincue que seule une élection permettra de rétablir la légitimité.
Mais une transition sans sécurité risque de produire des élections sans démocratie.
Un scrutin tenu sous la menace des armes court le risque de consacrer la loi des groupes armés et non celle des urnes.
Que faire ?
Haïti se situe aujourd’hui à la croisée des chemins.
Ignorer l’impératif de la souveraineté sécuritaire serait irresponsable.
Ignorer l’exigence démocratique le serait tout autant.
L’enjeu est donc de reconstruire un minimum d’État avant de convoquer l’électeur.
Il ne s’agit pas de choisir entre sécurité et élections, mais de reconnaître leur interdépendance :
sans sécurité, les élections seront fictives ; sans élections, la sécurité restera sans cap.
Une vérité s’impose : l’urgence n’est pas électorale, elle est nationale
À l’heure où le CEP publie un décret électoral dans un pays où ni le territoire ni le peuple ne sont réellement libres, une évidence se dessine :
la priorité absolue est la reconquête du pays, la restauration de l’État et la création d’un espace politique viable.
Post scriptum ; Haïti ne manque pas seulement d’une urgence électoral ; elle manque d’un État.
Tant que cette vérité restera ignorée, les élections ne seront pas la solution, mais un mirage.
Jefferson Bonissant
