« L’illusion de l’expertise en Haïti : quand visibilité et popularité remplacent la compétence »
S’il est vrai que le citoyen doit s’impliquer dans les affaires de la cité, il convient d’appréhender le concept de « citoyen » dans toute sa complexité. À mon sens, il n’est pas uniquement un consommateur : il est un producteur d’idées, un observateur attentif, un individu qui questionne, apprend et tente de comprendre. Il peut aussi être un dissident tout en proposant, c’est-à-dire qui assume une posture critique mais constructive. Surtout, le citoyen est celui qui développe un sentiment d’appartenance à sa communauté.
L’histoire constitutionnelle haïtienne, à travers la « compilation des deux siècles de constitutions haïtiennes 1801-20111 », illustre bien l’évolution de cette notion. La Constitution impériale de 1805, en ses articles 9 et 11, associait au statut de citoyen l’obligation d’être un bon soldat, un bon père de famille et de maîtriser un art mécanique. L’article 11 de la Constitution de 1843 affirmait que tout citoyen âgé de 21 ans exerçait les droits politiques, tandis que les Haïtiens naturalisés ne pouvaient y accéder qu’après une année de résidence dans la République. Plus récemment, la Constitution de la République d’Haïti de 1987 (version contenant des dispositions amendées) fait obligation à l’État, en son article 19, de garantir à tous les citoyens le droit à la vie, à la santé et au respect de la personne humaine, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans cette même logique, il serait judicieux de créer des institutions capables d’offrir à nos citoyens une formation de qualité et de renforcer les valeurs dites républicaines.
Dans cet article, il ne s’agit pas d’évaluer l’efficacité de ces mécanismes, mais d’observer comment l’individu, devenu citoyen, agit dans la société contemporaine. Il ne s’agit pas non plus d’attaques ad hominem2, mais d’un constat relatif à l’évolution de notre réalité quotidienne. À ce titre, il importe de comprendre comment certaines personnes s’imposent aujourd’hui comme « experts » ou « formateurs » sans légitimité académique ou technique. Toutefois, il est important de faire la décantation entre l’engagement civique et l’engagement social. Tout individu peut et doit faire preuve d’engagement civique : respecter les lois en vigueur, adhérer à un parti politique, participer à des organisations communautaires, voter aux élections , servir son pays. L’engagement social, celui qui se trouve au cœur de notre préoccupation, est cette démarche par laquelle un ensemble de jeunes hommes et de femmes veulent contribuer à la formation et la bonification d’une génération consciente, trop souvent sans technicité, ni expertise académique. Le devoir civique renvoie aux obligations institutionnelles du citoyen envers l’État, tandis que
1 Il s’agit d’une compilation de l’évolution des constitutions paru en 2011, éditions fardin.
2 Du latin « contre l’homme ». Il s’agit d’un procédé rhétorique ou argumentatif qui consiste à attaquer la personne qui formule une idée plutôt que le contenu de cette idée. L’argument ad hominem vise donc à discréditer l’interlocuteur en mobilisant des éléments relatifs à son caractère, son parcours, ses intentions ou ses comportements, au lieu de répondre au fond du débat. Ce type d’argumentation, souvent considéré comme fallacieux, est particulièrement fréquent dans les débats politiques, où il sert à affaiblir symboliquement l’adversaire plutôt qu’à enrichir la discussion rationnelle.
l’engagement social relève d’une démarche volontaire visant à transformer la société ou à répondre à ses besoins. Confondre les deux conduit parfois à légitimer des formes d’interventions publiques dépourvues de compétence réelle, ouvrant la voie à l’illusion de l’expertise.
Depuis quelque temps, on assiste en effet à la montée d’un nombre significatif de jeunes dits « engagés », qui cherchent à se positionner comme vecteurs de socialisation. On les retrouve partout : dans les médias, dans des conférences, animant des séances de formation, répondant à des questions pour lesquelles ils n’ont ni certification, ni reconnaissance académique ou légale. Certains responsables de médias, attirés par leur influence et leur capacité à générer de l’audience, les invitent volontiers. Or, si ces pratiques sont permises par la liberté d’expression, elles représentent un danger pour la société, pour l’avenir de la démocratie et pour la notion de probité intellectuelle3. Elles donnent naissance à une illusion d’expertise : exploiter un capital symbolique pour obtenir un avantage personnel au détriment de la rigueur, de l’éthique et de la vérité. Pour mieux comprendre cette dynamique, il est nécessaire d’examiner successivement le rôle des médias, des formateurs et des consommateurs.
A. Les médias
De nos jours, « l’obésité d’information » pour reprendre l’expression de Fatou Diome4 empêche le citoyen lambda de saisir pleinement les enjeux qui façonnent l’actualité. Dans ce contexte, Pascal Boniface rappelle qu ‘ « apprendre ne suffit plus, il nous faut comprendre ». Comprendre signifie, selon moi, offrir au public, dans la mission de formation et d’information des médias, des intervenants dotés d’une compétence réelle dans un domaine spécifique. Dans un monde où l’information circule à grande vitesse, il devient de plus en plus urgent de décrypter les événements, non seulement pour éclairer les faits, mais aussi pour prévenir et combattre les fausses informations « les fake News » ainsi que le manque de professionnalisme que l’on observe chez certains acteurs médiatiques. À ce propos, TOBY ANBAKE5 , rappeur et chanteur-compositeur , aurait déclaré :
« Nan medyokrite a gen yon pakèt “Team Media online” sere “game” nan
3 Du latin probitas, bonne qualité morale, honnêteté, loyauté, droiture, intégrité, honneur, dérivé de probus, bon, probe, honnête, vertueux, intègre, loyal. La probité est une qualité morale de droiture, de bonne foi et d’honnêteté qui se manifeste par l’observation rigoureuse des règles morales et des principes de la justice. La probité intellectuelle désigne l’ensemble des qualités morales et éthiques qui guident une personne dans la production, l’analyse et la transmission du savoir. C’est une forme d’honnêteté profonde dans le travail intellectuel, https://www.toupie.org/Dictionnaire/Probite.htm
4 Femme de lettres sénégalaise installée en France, connue pour son analyse critique des dynamiques migratoires, des rapports Nord-Sud et des excès de l’ère informationnelle, notamment développés dans ses essais et interventions publiques. Parmi ses ouvrages citons: « Le ventre de l’Atlantique 2003, Celles qui attendent 2010, Impossible de grandir 2013, Marianne porte plainte 2017 et Aucune nuit ne sera noire 2025. »
5 Owen Martinez Fava, dit Toby Anbake, rappeur et chanteur-compositeur originaire de Port-au-Prince, reconnu pour son flow distinctif et ses punchlines. L’extrait cité est tiré du morceau « Génie », placé en 5e position issu de son album Nothing to Lose, paru en 2025.
nan fè pwomosyon pou yon dal besti »
Parce qu’au fond, « Barikad paka avni w, boulé bank paka liy diskou w ap swiv, ekspoze lavi prive ou sou entènèt paka modèl diskou w ap konsome ». Il est évident que vous , volontairement ou non, contribuez à faire d’eux ceux qu’ils sont aujourd’hui. À la suite de ce type de discours, souvent tenu par des hommes se présentant comme des leaders de partis politiques, « Crévita » , nom d’emprunt donné à une étudiante de l’Université d’État d’Haïti, s’est dite perplexe quant à ce que devrait être le discours politique et au rôle des médias dans la vulgarisation de l’information. Selon elle, ce procédé ne tient pas compte des dégâts que peut provoquer un tel discours sur une large frange de la population, émotive et souvent en manque de discernement, notamment les enfants. Elle souligne également que les journaux de grande écoute et les chaînes d’information ne sauraient en aucun cas se substituer à un tribunal. Certes, le système judiciaire fonctionne au ralenti6, mais aucun ralentissement institutionnel ne justifie que la radio ou la télévision s’érigent en instance de jugement, au risque de contourner les garanties fondamentales du droit et d’alimenter une justice parallèle dangereuse pour l’État de droit.
B. Les organisateurs de formation
Aujourd’hui, des séances de formation se tiennent un peu partout dans le pays. In petto et par optimisme prudent, je reste persuadé que ce phénomène témoigne d’un réel élan vers la construction d’un avenir meilleur, fondé sur le partage et la diffusion des connaissances. Cependant, j’observe la popularité croissante de certains intervenants qui, nonobstant leur incapacité à achever leur propre parcours académique, ou même à mobiliser des références pertinentes sur le sujet abordé, sont sollicités quotidiennement non pour parler « d’expérience » mais « d’expertise ». Si les médias contribuent à créer des illusions d’expertise, les structures de formation se trouvent elles aussi confrontées au défi de distinguer compétence réelle et popularité superficielle.
Aussi nobles que soient ces initiatives, leurs responsables ont le devoir de garantir la qualité des interventions proposées. Ils devraient, néanmoins exiger de chaque intervenant un document présentant sa compréhension du thème ainsi qu’une bibliographie solide et proportionnée aux enjeux du sujet traité. Il est facile d’imaginer les risques : des jeunes en quête de repères, souvent démunis d’un sens critique développé, participent à ces rencontres. Et parce qu’un intervenant jouit d’une certaine popularité sur les réseaux sociaux, cela suffit, aux yeux de beaucoup, à lui conférer crédibilité et autorité.
Dès lors, les organisateurs de formations portent une responsabilité majeure : ils doivent opérer des choix rigoureux et éclairés quant aux panélistes qu’ils invitent. La qualité du savoir
6 En Haïti, la justice démunie face aux gangs, Jean-Michel Hauteville (Port-au-Prince (Haïti), envoyé spécial), Publié le 06 août 2024 , consulté le 28 novembre 2025, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/08/06/en-haiti-la-justice-demunie-face-aux-gangs_6270121_3210. html
transmis en dépend, tout comme l’avenir intellectuel de ceux qui le reçoivent. La popularité ne qualifie pas d’office une expertise.
C. Le consommateur
Nous avons souvent tendance à sous-estimer le pouvoir du consommateur face à un produit. Certes, la consommation répond d’abord à un besoin précis, souvent construit après une étude de marché et, la plupart du temps, cela fonctionne. C’est pourquoi j’appelle aujourd’hui à l’émergence de « citoyens-consommateurs » avisés et responsables. Il nous faut une nouvelle catégorie de consommateurs : sélectifs, capables de recul, animés par le sens de la mesure et du juste milieu. Des consommateurs qui privilégient la rationalité à la trivialité, la profondeur du discours au simple buzz.
Il nous faut sortir de l’idée que « la popularité » donne d’office la capacité de prendre la parole ou d’intervenir. À mon sens, c’est une aberration. La parole est sacrée, et comme disait Marc Bonnant7 :
« Je suis frappé du fait qu’on donne à tout le monde la parole. Je le trouve légalement juste, constitutionnellement heureux, superbe comme participant de l’idéologie des droits de l’homme, mais j’aimerais que les hommes à qui on donne la parole la tempère, tempère ce droit par le bon goût, c’est-à-dire savoir s’en abstenir. Car, nous sommes si nombreux à n’avoir rien à dire » .
Il nous faut bannir cette logique de « Foulay ». Ce phénomène qui me préoccupe aujourd’hui ne se limite ni aux médias ni aux séances de formation. En effet, si l’éducation et la formation constituent des voies permettant de sortir de l’obscurité, de l’ignorance ou de la médiocrité, et d’accéder à la vraie et éclatante lumière, force est de constater qu’au niveau de l’enseignement en Haïti, nous faisons face au même fléau. Alors qu’ils devraient incarner l’exemplarité et placer l’intérêt général au cœur de leur mission, nombre de ceux chargés de transmettre le savoir s’inscrivent dans une démarche motivée par la poursuite d’intérêts personnels et par des pratiques corruptrices. Dans Albert Buron ou Profil d’une élite, Tome I, Gary Victor décrit un personnage davantage préoccupé par l’accumulation du capital que par sa mission éducative, alors même qu’il occupe le poste de directeur du Collège Albert Buron.
« Je vais vous dire quelque chose, Phil… Je me fous de ces faux technocrates qui, sans jamais se frotter à la réalité, décident comme bon leur semble en se souciant seulement de politique. Savez-vous comment un parent peut être frustré quand, après avoir travaillé dur pour payer l’école de son rejeton, ce dernier ne réussit pas à la fin du cycle ? Dieu m’en préserve, d’ajouter encore d’autres frustrations aux hommes et aux femmes de ce pays. Si un élève acquitte
7 Avocat suisse reconnu, spécialiste en droit pénal et civil, réputé pour sa maîtrise de l’argumentation et sa rhétorique soignée. Ses interventions, tant devant les tribunaux que dans les médias, sont souvent analysées pour leur capacité à illustrer la défense des droits et principes juridiques, ainsi que pour la force persuasive de son discours.
régulièrement ses mensualités, je ne vois pas pourquoi je devrais priver ses parents d’une réelle satisfaction. Bien entendu, je fais une exception pour les cancres absolus, irrécupérables, juste encore pour la bonne réputation du collège. Rappelez-vous l’une des règles d’or de l’Économie de Marché. Le Consommateur est souverain. Ses désirs, même les plus inconscients, doivent être vos seuls guides. Le Collège Albert Buron n’est pas une œuvre de charité. C’est une entreprise privée. »
Ce genre de pratique est un véritable danger dans la mesure où elles n’encouragent pas la méritocratie. S’il doit y avoir un clientélisme8, il faut qu’il soit fondé sur la compétence, la rigueur scientifique et l’esprit critique. À partir de ces constats, il devient évident que la qualité de l’information et de l’expertise, tout comme l’engagement social, nécessitent une approche réfléchie et responsable, tant du côté des producteurs que des consommateurs. Ceci n’est pas une plume condescendante ; c’est un cri d’alarme lancé en faveur d’une société plus juste, où l’on revalorise celles et ceux qui prennent le temps de se former. En tant que maître de cérémonie, animé par un profond amour pour la parole, la scène et la communication, je me sens d’autant plus concerné par ces dérives. C’est précisément cette passion pour le verbe bien utilisé, pour l’exactitude de l’information et pour la transmission authentique qui nourrit mes propos et m’amène à alerter : notre société ne peut avancer que si elle accorde à la compétence la place qu’elle mérite. Il s’agit au-delà de toute critique, d’une conviction que « Haïti mérite le meilleur de moi9, le meilleur de chacun de nous et qu’il est de notre devoir de prioriser la compétence, l’excellence, la rigueur, la technicité sur la médiocrité et le désir personnel d’embellir son image sur les réseaux. »
Ayez le sens de la mesure, le sens de la probité intellectuelle, le sens du citoyen responsable ayant un rôle significatif dans le nouveau narratif pour un lendemain meilleur.
Ricard MONTUMA
● Juriste
● Mémorant en sciences juridiques
● Maître de Cérémonie
8 Olivier Nay, Lexique de sciences politiques, 4e éd., 2017, p. 149 : « Relation d’échange asymétrique entre deux personnes de statut inégal, un « patron » et un « client », reposant sur un partage d’intérêts : le patron accorde sa protection et distribue des ressources à ses clients qui, en contrepartie, lui apportent leur soutien et contribuent ainsi au maintien de sa domination. On emploie également le terme de patronage.
9 Henri M. Dorleans, Change-toi toi-même et change ton pays, AFPEC, 2015 : Haïti mérite le meilleur de moi » (HM3) est un slogan utilisé par les HMISTES pour parler de leur engagement en faveur d’un lendemain meilleur avec une masse critique pouvant faire bouger les choses. « Change-toi toi-même et change ton pays», une formule condensée, qui résume plusieurs décennies de réflexions profondes et patientes d’un patriote inquiet. Une lumière jaillit de ses longues années de méditation, une vérité fondamentale dont il s’applique à convaincre le lecteur : «ce n’est pas parce qu’un pays est riche et développé que ses dirigeants et citoyens adoptent certaines valeurs et attitudes. C’est plutôt l’inverse. Un pays devient riche et développé parce que ses dirigeants et ses citoyens dans leur majorité adoptent des valeurs et attitudes données. Celles-ci, bien cultivées par les dirigeants et les citoyens, précèdent et provoquent le développement des pays.
